THIERRY GERMAIN revient dans Esprit critique n°106, sur le livre de Michel Rocard et Pierre Larrouturou « La gauche n’a plus droit à l’erreur » paru au début d’année chez Flammarion.
Le livre de Michel Rocard et Pierre Larrouturou a connu le même sort que le livre de Viviane Forrester, «L’horreur économique » de la part des commentateurs pointant, qui les erreurs de détails, qui le manque de sérieux scientifique, tous ou presque dénonçant le caractère irréaliste de l’approche et des propositions. Pourtant, cet ouvrage est salutaire.
Mal ficelé et parfois répétitif, il nous offre, et c’est l’essentiel, trois angles suffisamment aiguisés pour nourrir le nécessaire débat sur notre situation économique et sociale.
Le premier angle est de mesurer et dire l’urgence « Il faut construire le nouveau modèle de développement avant que l’ancien ne s’effondre ». Cette évidence est-elle réellement dans tous les esprits ? En pointant la dimension traumatisante de la crise (six millions de salariés touchent moins de 750 euros par mois en France) et en rappelant que les statistiques ne rendent compte que d’une partie des réalités, ils nous confrontent à une situation qui change de nature : d’une crise sociale, l’on passe à un véritable enjeu de civilisation, c’est-à-dire à la capacité pour nos sociétés de progresser ou même de tenir dans de telles conditions.
Le deuxième angle est de cerner et d’exprimer un diagnostic tranché. Partant de la formule de Joseph Stiglitz (« on a fait une perfusion à un malade qui a une hémorragie interne »), ciblant le dilemme le plus actuel (injecter du pouvoir d’achat tout en limitant les dépenses), les auteurs s’emploient à cerner la cause majeure de la crise de la dette mais aussi à disqualifier le remède largement mis en avant aujourd’hui.
Leur coupable : la dérégulation ultra-libérale. On sait que le tournant des années 1980 a très profondément remis en cause les régulations nées au mitan du XXème siècle (Ford, Keynes, Roosevelt et Beveridge notamment). Diminuant fortement la part des salaires au profit des dividendes dans le partage de la valeur ajoutée, transférant une part toujours plus grande des gains de productivité vers les profits, concentrant de plus en plus de richesses entre des mains de moins en moins nombreuses et aspirant ainsi des sommes gigantesques vers les marchés au détriment de l’investissement, cette logique néolibérale n’a trouvé que l’endettement, public et privé, pour entretenir le niveau de pouvoir d’achat qui assurerait sa prospérité. Le maintien d’une forte consommation, alors qu’une part de plus en plus forte des richesses allait vers les profits et les marchés, ne pouvait que reposer sur une dette massive et généralisée.
Les échelles sont impressionnantes : en trente ans, 150 % du PIB des pays de l’OCDE auraient glissé vers les marchés financiers, soit 40 000 milliards de dollars. Cette confiscation permet au 0,2 % les plus riches sur notre planète de détenir 42 000 milliards de dollars (à titre de comparaison, le plan pour sauver la Grèce en représente 130).
Leur faux remède : la croissance. Michel Rocard et Pierre Larrouturou produisent force graphiques et données afin de démontrer la baisse tendancielle de la croissance dans nos économies. Ils dissèquent le cas japonais (des milliards de dépenses pour 0,7 % de progression) et détail lent ensuite les sept « trappes à liquidités » qui expliqueraient cette incapacité de la croissance à résoudre la crise : l’effritement du salariat et le chômage de masse, la fuite vers le reste du monde (dumping), les désendettements en cours (collectivités locales, Etats, classes moyennes), le faible investissement des entreprises, l’épargne de précaution et l’évaporation vers les marchés financiers.
Partant de la séquence 1997-2000 en France (moitié moins d’emplois créés que ce qui est souvent évoqué), ils mettent en valeur le lien de plus en plus distendu entre croissance et emploi. Très directement liés aux extraordinaires gains de productivité réalisés depuis trente ans (avec la révolution informatique notamment), ces progrès ont été particulièrement sensibles en France, pays parmi les mieux classés au monde sur ce critère. Bien plus que les délocalisations, ils ont contribué à faire disparaître de nombreux postes de travail.
Leur credo : la crise est sociale, la réponse aussi. En créant une précarité grandissante et une pression à la baisse sur les salaires, le chômage n’est pas la conséquence mais la cause de la crise et, bien plus que dans l’incantation à la croissance, la clé se trouve selon eux dans notre capacité à reformuler notre équation sociale. Repenser le partage des richesses serait donc le levier majeur pour sortir de la récession.
Le troisième est de travailler vite à un autre modèle de développement. Combattre la récession sans tout attendre de la croissance, c’est nécessairement penser un nouveau modèle de développement. Refinancer les « vieilles » dettes des Etats à des taux proches de zéro grâce à un dispositif spécifique autour de la Banque centrale européenne, créer un impôt européen sur les dividendes (le taux d’imposition moyen sur les bénéfices des entreprises est de 25 % en Europe contre 40 % aux Etats-Unis), réformer profondément notre fiscalité , importer en Europe le système américain d’apportionnement (déclaration Etat par Etat) pour lutter contre les paradis fiscaux, s’inspirer du modèle allemand (Kurzarbeit) pour privilégier le partage du travail en cas de ralentissement d’activité, séparer strictement banque de dépôt et banque d’affaire, transférer vers la compétence publique la fonction essentielle de notation, créer une taxe sur les transactions financières (dotant ainsi l’Europe de la capacité budgétaire qui lui fait tant défaut), réformer les institutions européennes, mettre en place de vraies « filières écologiques », un service civil européen ou des contrats d’avenir entrepreneurs… : si la cohérence n’est pas leur point fort, les propositions ne manquent pas.
Parfois trop vite formulées, insuffisamment nourries pour certaines et rarement neuves, elles visent de toute évidence à nourrir un débat devenu urgent sur notre modèle de développement plutôt qu’à constituer un programme clé en main.
Il n’en reste pas moins qu’un ouvrage qui affirme un diagnostic tranché et avance des propositions sera toujours plus utile que des chroniqueurs qui relèvent des erreurs de date ou des experts qui agitent leur manuel à la moindre approximation académique. « La gauche n’a pas le droit d’être sans idées dans une période pareille », nous disent-ils, rappelant au passage que l’essentiel est que ces idées émergent en nombre, que l’arbitrage entre les bonnes ou les mauvaises se fasse d’abord dans toutes les enceintes démocratiques et que seuls les vrais débats font les bonnes politiques.
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